Séminaire d’Histoire de l’Amérique Coloniale : 2005
I - Ecrits et peintures indigènes
Le Codex Le Tellier de Reims, ou comment les moines interprètent un codex aztèque (Michel Graulich)
Du symbolisme à l’interprétation. La XIXe Treizaine du Codex Borbonicus et ses éléments secondaires (Jacqueline de Durand-Forest)
En Nouvelle-Espagne, au XVIe siècle : la découverte de l’écrit indigène par les Espagnols (Anne-Marie Vié-Wohrer)
Le discours pictographique nahuatl de l’histoire au XVIe siècle (Patrick Johansson K.)
Le Codex de Cholula (Bernard Grunberg)
La Relation géographique de Cholula (document)
II - Varia
L’évangélisation des Indiens du haut plateau central du Mexique au XVIe siècle (Jacqueline de Durand Forest)
La noblesse indienne novohispanique du Mexique central (province acolhua) à l’époque de Charles Quint (Patrick Lesbre)
Les Mixtèques à l’époque coloniale (Eric Roulet)
Réviser l’étude des relations Espagne/Amérique : le rôle des propriétaires, des commandants et des pilotes de navires de la Carrera de Indias (Grégoire Salinero)
Sur les officiers de finances de Nouvelle Espagne (Michel Bertrand)
Des “subdélégués-clients” au service d’une entreprise commerciale et financière : le système J. de Aldana dans l’intendance de Mexico (c.1790-c.1816) (Mickaël Augeron)
“Elus du Monde” et “élus de Dieu”. Familles de pouvoir et haut clergé à Santiago de Guatemala, 1753-1810 (Christophe Belaubre)
“Faire de chaque village un état souverain”. Ville, Etat et Nation en Amérique centrale à l’époque des Indépendances (Jordana Dym)
Esclaves insurgés et marrons. Les archives comme source pour une histoire orale (Martin Lienhard)
Les Mazaganistes, une communauté déportée au sein de l’Empire portugais ; le transit à Belém : 1769-1778 (Laurent Vidal)
Résumés
Ecrits et peintures indigènes.
Le Codex Le Tellier de Reims ou comment les moines espagnols interprètent un codex aztèque, Michel Graulich
Les informations fournies par les codex Telleriano-Remensis et Vaticanus A sur la religion aztèque ont été critiquées notamment pour les rapprochements fréquents qui y sont faits avec la Bible et le christianisme. Le présent article montre que ces informations, très précieuses, se justifient par des ressemblances réelles et que leurs auteurs étaient en général compétents, même s’ils ont parfois inventé ou forcé certaines similitudes.
Du symbolisme à l’interprétation. La XIXe Treizaine du Codex Borbonicus et ses éléments secondaires, Jacqueline de Durand-Forest
Tous les codices consacrés, en tout ou en partie, à la divination présentent les composantes essentielles du calendrier divinatoire de 260 jours, à savoir les 20 Treizaines avec leurs protecteurs, les 20 signes de jours et les chiffres (de 1 à 13) qui les accompagnent, les séries ininterrompues des patrons qui les gouvernent : les 9 Seigneurs de la Nuit et les 13 Seigneurs du Jour avec leurs oiseaux. Le Codex Borbonicus est l’un des rares documents offrant des éléments additionnels, que, de prime abord, nous avons appelés “éléments secondaires”. La XIXe Treizaine, donnée ici à titre d’exemple, est présidée par Xochiquetzal et, à un moindre degré, par un Coyote, nahual de Tezcatlipoca. Elle comporte 18 “éléments secondaires”, répartis en deux groupes selon leur nature divinatoire ou apotropaïque. Le premier concerne le destin des joueurs, des adultères et des tisserandes ; le second montre comment il est possible de détourner le mauvais sort, grâce à des offrandes, à l’auto-sacrifice et à des sacrifices humains. Les “éléments secondaires” varient d’une Treizaine à l’autre en fonction des divinités protectrices et contribuent à éclairer leur véritable personnalité. En fait, et comme nous l’avons observé en étudiant d’autres Treizaines, ces “éléments secondaires” se révèlent d’une grande importance pour établir l’influence de la Treizaine. Leur caractère infra et supra linguistique hautement symbolique ne laissait pas d’enrichir la palette interprétative du tonalpouhqui (le devin).
En Nouvelle-Espagne, au XVIe siècle : la découverte de l’écrit indigène par les Espagnols, Anne-Marie Vié-Wohrer
Les circonstances de la découverte de l’écrit sur le territoire méso-américain d’après les sources les plus importantes du XVIe siècle seront présentées. Les réactions des Espagnols, après cette découverte, seront exposées : dans un premier temps, la destruction qu’ils firent des “livres”, suivie par un effort de compréhension, puis, à la fin du XVIe siècle, par leur récupération à leur profit.
Le discours pictographique nahuatl de l’histoire au XVIe siècle, Patrick Johansson K.
L’histoire indigène, sa conceptualisation, son expression orale ou graphique, les modalités de sa rétention et de sa transmission subirent des changements profonds tout au long du XVIe siècle, l’événement générateur de ces bouleversements étant bien entendu la Conquête. Après avoir considéré en termes généraux, les notions de temporalité, de chronologie, de “passé”, ainsi que la teneur de l’expression orale et pictographique dans son contexte préhispanique, nous analysons brièvement le métissage culturel de l’élite indigène et les conséquences que ce fait entraîna en ce qui concerne le discours pictographique de l’histoire après la Conquête. Nous abordons ensuite les genres de l’expression pictographique nahuatl de l’Histoire et leur discursivité spécifique.
L’évangélisation des Indiens du Haut plateau central du Mexique au XVIe siècle, Jacqueline de Durand-Forest
C’est à la demande expresse de Cortés que les Ordres mendiants: Franciscains, puis Dominicains, les Ermites de Saint Augustin enfin, ont entrepris d’évangéliser les Indiens du Mexique. Leur ordre d’arrivée en Nouvelle Espagne a déterminé leur expansion géographique. Du fait de sa vocation comme de ses aspirations, l’Ordre de Saint François a joué un rôle prépondérant dans ce domaine. Pour surmonter les barrières linguistiques, ses membres, comme ceux des autres Ordres, mais plus encore peut-être, se convertirent en véritables linguistes, élaborant vocabulaires, grammaires, etc., qui leur permirent d’exposer dans les langues vernaculaires les points essentiels de la Doctrine chrétienne. En ce qui concerne la distribution des Sacrements, notamment du Baptême et du Sacrement de l’Ordre aux Indiens, les Franciscains montrèrent une plus grande ouverture d’esprit que les Dominicains. Si tous les Missionnaires n’ont eu de cesse d’extirper l’idolâtrie, il revient aux Frères Mineurs d’avoir compris que la connaissance approfondie des pratiques attachées à cette idolâtrie était le préalable obligé à toute éradication en profondeur. De missionnaires, ils devinrent Educateurs et Ethnographes.
La noblesse indienne novohispanique du Mexique central (province acolhua) à l’époque de Charles Quint, Patrick Lesbre
Malgré quelques alliances contraintes, la Conquête ouvre une période de chaos initial et d’exactions qui se poursuivent sous la première Audience (1528-30). Suit une volonté d’incorporation de la noblesse indiennedans la société coloniale qui honore l’Espagne mais qui ne va pas sans poser problèmes. On accorde aux caciques des privilèges, la possibilité de mariages inter-ethniques, des fonctions locales mais aussi nationales ou importantes.
Si Charles Quint cherche à instaurer une société coloniale dans laquelle la violence initiale de la Conquête est ainsi tempérée (à défaut d’être éradiquée), il ne parvient pas pour autant à faire des élites indiennes des citoyens égaux aux colons espagnols. En effet la multiplicité des pouvoirs n’est plus reconnue: il faut fondre les dynasties locales en une seule souche légitime. De plus l’accès aux ordres religieux pose problème. Enfin, si des abus sont dénoncés en matière de tribut ou de corruption, la situation des caciques n’est pas pour autant enviable, comme le signalent certains témoignages. Ce qui permet de s’interroger sur la fonction du cacique et sa perception selon les appartenances sociales coloniales.
Les commandements de la Carrera de Indias. Propriétaires, commandants et pilotes de navires dans la formation d’un système de relations entre la Péninsule ibérique et les Indes, (1492- 1650), Grégoire Salinero
La direction de la Carrera de Indias est constituée par un ensemble élargi et très hiérarchisé d’autorités ouvert sur les domaines du commerce et de l’armée : on peut y inclure le roi de Castille lui-même ; les membres du Conseil des Indes ; les officiers de la Casa de la Contratación (l’organisme sévillan qui supervise les échanges avec l’Amérique depuis 1503), et notamment ses juges (fiscal) et son cosmographe en chef (le piloto mayor). Toutefois, l’essentiel est formé par les individus régulièrement embarqués: les amiraux et capitaines généraux des flottes organisées pour faire la traversée ; et surtout les propriétaires de navires (señor de nao, ou dueño), les commandants (maestre de nao), le pilote de bord (piloto) et le capitaine (capitan de nao). à la fin du xviesiècle on peut estimer que ce milieu représenté 7.000 à 8.000 marins, dont selon toute vraisemblance plus d’un millier de propriétaires, de commandants et de pilotes. Pour la période 1492-1650, plus de 400 liasses de l’Archivo de Indias de Séville concernent directement des commandants et des pilotes de navires. Au travers d’un sondage de ces séries il s’agit d’établir les axes d’un questionnement sur le rôle de ces catégories dans l’établissement des modalités de relations entre l’Espagne et l’Amérique. Quatre grands aspects au moins méritent d’être reconsidérés: les effets de la centralisation des communications avec les colonies tout au long des xvie et xviiesiècles ; l’efficacité d’une organisation hiérarchisée du commandement et de l’administration de la Carrera de Indias ; les effets de la multiplication des réglementations produites par la couronne, les voies d’application de celles-ci et plus généralement les relations qu’entretiennent les commandants avec la loi ; enfin l’évolution des rapports entre une société de gens de mer constituée de petits groupes indépendants et le capital marchand. Le présent article propose des hypothèses de travail pour chacun de ces aspects.
Sur les officiers de finances de Nouvelle Espagne, Michel Bertrand
Le propos de ce texte est de s’essayer à répondre aux deux questions suivantes : comment se construit une recherche? Comment s’élabore une problématique? Partant d’une enquête sur les officiers de finances de la Nouvelle Espagne des XVIIe et XVIIIe siècles, il s’agit de la replacer dans le contexte scientifique qui l’a vu naître, se préciser, s’affiner, avant de prendre la forme définitive qui a été la sienne. Dans un second temps, il s’agira de dégager quelques-uns des principaux apports de cette recherche et les développements ou prolongements vers lesquels cette réflexion a pu s’ouvrir. Le propos est bien de mettre en avant les aspects relatifs à la démarche ou à la problématique de ce travail, les plus aisément transposables hors du contexte hispano-américain dans lequel ce travail se situe.
Des “subdĂ©lĂ©guĂ©s-clients” au service d’une entreprise commerciale et financière : le système JoaquĂn de Aldana dans l’intendance de Mexico (c. 1790- c. 1816), MickaĂ«l Augeron
Sur un modèle qui a pu ĂŞtre observĂ© pour les autres secteurs de l’administration coloniale, le système des intendances n’échappe pas Ă un phĂ©nomène gĂ©nĂ©ralisĂ© de privatisation du pouvoir royal, y compris par le monde crĂ©ole. A travers l’exemple de l’affairiste mexicain JoaquĂn de Aldana, l’auteur s’interroge sur les stratĂ©gies qui conduisent au contrĂ´le direct des subdĂ©lĂ©gations par les Ă©lites Ă©conomiques et sociales. Aldana a fait fortune dans la commercialisation du pulque avant de diversifier ses activitĂ©s et par-delĂ son patrimoine. Pour renforcer sa puissance foncière, commerciale et financière dans les circonscriptions de San Cristobal Ecatepec et de San Juan Teotihuacán, d’oĂą il est originaire, il utilise les services de subdĂ©lĂ©guĂ©s qui tous appartiennent Ă sa clientèle et dont il obtient aisĂ©ment la nomination auprès de l’intendance de Mexico. Cette mainmise sur les subdĂ©lĂ©gations lui permet notamment de contrĂ´ler la main-d’oeuvre indigène, de faire prospĂ©rer ses tiendas et de s’imposer face aux clans rivaux. Pour obtenir puis maintenir la fidĂ©litĂ© de ses “subdĂ©lĂ©guĂ©s-clients”, il a su jouer de la corruption, de l’endettement et de la fianza, mais aussi de promesses d’ascension sociale pour les plus mĂ©ritants, voire de menaces pour ceux qui refuseraient de se soumettre Ă son autoritĂ©, mobilisant en cela son vaste rĂ©seau relationnel.
“Elus du Monde” et “Elus de Dieu”. Familles de pouvoir et haut clergé en Amérique centrale, 1753-1829, Christophe Belaubre
Cet article présente les apports essentiels de notre thèse sur les relations qu’entretenaient l’Eglise et les familles de pouvoir en Amérique centrale entre 1753 et 1829. Le lecteur suivra pas à pas un parcours méthodologique qui débute par une analyse prosopographique et qui ébauche une première analyse des réseaux sociaux,en particulier pour comprendre le phénomène complexe de la diffusion des idées des Lumières. Les questions posées par la définition des contours du haut clergé sont ensuite abordées, tout en soulignant l’obstacle qu’induit la faiblesse générale de l’historiographie locale. Cette approche qualitative et dynamique du haut clergé permet ensuite d’envisager la position de l’Eglise dans l’économie coloniale: avait-elle une puissance singulière? Y avait-il des raisons objectives à cette situation? Pour conclure, deux grands problèmes historiographiques sont étudiés, en insistant sur le pouvoir de l’Eglise: l’impact des réformes des Bourbons dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et l’échec du projet fédéral centraméricain dans la première moitié du XIXe.
“Faire de chaque village un Etat souverain”. Ville, Etat et Nation en Amérique centrale, 1759-1839, Jordana Dym
L’établissement de nouveaux Etats-nations avec des gouvernements républicains indépendants, affranchis de la tutelle européenne et distincts du système politique monarchique, est l’un des aspects des révolutions américaines du début du XIXe siècle. De Haïti aux Etats-Unis, d’Argentine au Mexique, le processus de l’indépendance politique nécessita des décennies d’expérimentation des différentes formes de gouvernement, d’ajustement des bases constitutionnelles pour unir des provinces disparates, et de développement des mécanismes pour organiser, payer et pourvoir le personnel des gouvernements. Ce qui généra de l’instabilité et des conflits. En Amérique Centrale, un aspect important de la révolution politique est le passage du modèle politique européen classique basé sur la souveraineté municipale - celle des pueblos - à celui de la souveraineté nationale - celle du pueblo.
Esclaves insurgés et marrons. Les archives comme source pour une histoire orale, Martin Lienhard
Créée et développée pour éclairer le passé de peuples ou de groupes sociaux ne disposant pas de mémoire écrite, l’histoire orale s’est avérée particulièrement féconde pour le traitement du vécuet de l’imaginaire de petites collectivités ethniques ou locales. Dans ce travail, on tente d’appliquer les principes de l’histoire orale à la lecture des dossiers confectionnés lors de quelques procès contre des esclaves insurgés ou marrons aux Caraïbes vers la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle. Cette démarche permet de saisir, avec une certaine précision, les mécanismes plus ou moins secrets de la vie interne des communautés d’esclaves et d’offrir, ainsi, une vision nouvelle, plus concrète, des différentes formes d’insoumission pratiquées couramment par les esclaves.
Les Mazaganistes, une communauté déportée au sein de l’Empire portugais (le transit à Belém : 1769 - 1778), Laurent Vidal
Entre 1770 et 1778, près de 2.000 personnes, originaires de la forteresse portugaise de Mazagão au Maroc, sont installées - en transit - à Belém (capitale de l’Etat du Grão Pará e Maranhão - Brésil), en attendant qu’une Nouvelle Mazagão ne soit édifiée à leur attention. Cet article entend présenter, en prenant le double point de vue de l’administration coloniale et des personnes déplacées, la multiplicité des expériences (sociales et politiques) qui ont pris forme durant cette interminable attente.